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La ferme Cybèle

Le bonheur dans les fraises

Sophie Demougeot est une figure bien connue à La Pocatière. Depuis maintenant un quart de siècle, quand juillet arrive, toute la région attend l’arrivée des fraises qu’elle cultive avec son conjoint, Alain Anctil, et toute son équipe de cueilleuses — ce sont en majorité des filles. Alors que le milieu agricole est aux prises avec des défis qui en découragent plusieurs, la ferme Cybèle fait le bonheur de ses propriétaires… et de ses clients.

Éliane Vincent

Au moment de réaliser l’entrevue, c’est encore l’hiver. Mais si les champs se reposent, Sophie Demougeot est déjà sur la brèche. Il faut planifier la production de l’été qui s’en vient, commander les plants, remplir des formulaires pour les travailleurs saisonniers, faire le tour de son équipe de cueillette pour voir qui revient, et recruter la relève pour remplacer celles qui s’en vont vers une « vraie job ». La pause hivernale ne dure pas très longtemps, mais ça n’empêche pas le couple d’agriculteurs de recevoir Le Placoteux dans sa cuisine, pour évoquer les origines de cette aventure agricole au bord du fleuve.

De Huntingdon à La Pocatière
Sophie est originaire de Huntingdon en Montérégie. Détentrice d’une maîtrise en lutte biologique de l’Université du Québec à Montréal, elle a travaillé en recherche durant quelques années, avant d’assumer son aversion pour la ville et de chercher un poste en région, peu importe la région. Le Centre de développement bioalimentaire du Québec (CDBQ), fraîchement inauguré à La Pocatière, lui ouvrira les portes du Kamouraska. Elle y passera cinq années comme chargée de recherche, de 1997 à 2002.

En 1998, elle fait la connaissance d’Alain Anctil, et sa vie prend un nouveau tournant. Lui était fils d’un producteur de lait, et propriétaire du fonds de terre familial qui était alors loué à des producteurs agricoles. Alors que le couple cherche un projet commun, Alain remarque l’absence singulière de producteurs de fraises dans la région de La Pocatière. Il y voit une occasion de mettre à profit l’expertise qu’il possédait déjà dans la culture de ce petit fruit, et en 2000, un premier hectare est planté, suivi d’un deuxième en 2001, puis d’un troisième l’année suivante.

La passion s’empare du couple, et en 2002, Sophie laisse son travail au CDBQ pour devenir productrice de fraises à temps plein. En 2003, on ajoute un demi-hectare de framboises, à la demande de la clientèle. Cette demande la guide toujours lorsqu’elle ajoute petit à petit des légumes sur les comptoirs de son kiosque de vente, sur la route 132.

Comme proposer une plus grande variété de produits est exigeant en temps et en main-d’œuvre, la ferme Cybèle mise sur la collaboration. Sophie fait le tour des producteurs locaux, et offre ses comptoirs à ceux qui ont des surplus. Elle met en place un esprit de collaboration qui fait l’affaire de tous, et les échanges de services et de récoltes sont monnaie courante. « J’aime cette idée de ne pas être obligée de tout faire… on ne peut pas être bon dans tout, et travailler avec les autres agriculteurs, ça fait mon bonheur! », affirme-t-elle. C’est ce même esprit collaboratif qui a probablement guidé sa décision de fonder le marché public de La Pocatière en 2009.

Travail d’équipe
Dès le début de l’aventure, les ados font partie de l’équipe. Les horaires sont bâtis en fonction de leur confort. Rapidement, on réalise que la cueillette en après-midi est trop difficile, principalement à cause de la chaleur. « Aujourd’hui, on cueille de sept heures à midi, sept jours sur sept, et les équipes sont en rotation, un jour sur deux, explique la propriétaire. Les jeunes ont moins l’impression de gaspiller leurs vacances. » Leur introduction au métier d’agriculteur se fait ainsi en douceur, et favorise leur retour l’année suivante. « Je n’ai aucun problème de recrutement, c’est bon signe! » Depuis deux ans, la ferme accueille aussi deux travailleurs mexicains, qui se sont facilement intégrés à l’équipe.

Après deux années au champ, Sophie offre à ses cueilleuses de « graduer » au bar laitier. Elles y découvrent le plaisir de la transformation alimentaire et du service à la clientèle. Encore là, l’esprit d’équipe est la règle, et les employées semblent apprécier l’atmosphère, puisqu’elles ne partent que lorsque vient le temps d’intégrer le « vrai » marché du travail.

Au kiosque, tout le monde met la main à la pâte. Couper les fruits, préparer les garnitures pour les tartes, les coulis pour les coupes glacées, confectionner les galettes, c’est un apprentissage joyeux que les employées apprécient. « Au début, personne ne voulait être en cuisine, mais depuis quelques années, c’est le contraire! La popote en gang, c’est une autre grande source de bonheur », se réjouit Sophie.

La relève
Est-ce dû à ce choix délibéré de travailler dans la joie? Contrairement à plusieurs entreprises agricoles, la relève semble assurée à la ferme Cybèle. Et quelle relève! Les trois enfants du couple montrent de l’intérêt pour l’entreprise familiale, et ont déjà des projets pour l’avenir. Rémi, 24 ans, Lucie, 21 ans, et Myriam, 19 ans, veulent tous s’impliquer, et suivent des formations en agriculture et en gestion d’entreprise.

Et qui dit relève, dit idées neuves. Les enfants rêvent de diversifier la production, et ont signé un contrat de location à long terme avec la ferme Jeandon, de Saint-Roch-des-Aulnaies, propriétaire du verger patrimonial autrefois géré par Ruralys, à Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Dans leur mire, la vente directe de variétés patrimoniales au kiosque, mais aussi la transformation. « Ces pommiers-là ne sont pas des variétés commerciales, souligne Sophie. La vente au kiosque sera une belle occasion de faire découvrir de nouvelles saveurs au public! »

Après une bonne heure d’entrevue, la conclusion s’impose : il est possible d’être heureux à la ferme. Sophie Demougeot le dit : « Nous avons bâti notre entreprise sur nos valeurs, le travail et la famille, et ça nous rend heureux! Après une grosse journée au champ et au kiosque, on se sent tellement fier! » Cet esprit de famille se reflète dans la façon de vivre avec les employés et avec les clients, et ça se sent dans chaque panier, ça se goûte dans chaque pot de confiture.

Quand l’heure de la retraite sonnera pour Sophie Demougeot et Alain Anctil, ils ont bien l’intention de continuer à tourner autour du kiosque. « J’aimerais ça être juste au comptoir, parler au monde, et laisser les responsabilités à ceux qui nous suivront! » Quand on est heureux, pourquoi s’en aller?

Rémi, Myriam et Lucie, qui entourent ici leurs parents Sophie Demougeot et Alain Anctil, s’impliquent chez Cybèle depuis longtemps, et comptent bien assurer l’avenir de l’entreprise.